La France doit retrouver son rang au sein des nations digitales.
Par Laurent Cervoni et Jean-Charles Bossard. (Publié le 12 août 2019 à 07H45)
La place médiocre de la France dans le dernier classement de la Commission Européenne sur l'indice relatif à l'économie et à la société numériques souligne l'insuffisance des efforts menés au niveau national pour la modernisation du pays. L'un des principaux chantiers est celui d'une identité numérique régalienne unique, mais le dernier projet en date, AliceM, est déjà controversé. Il suffirait pourtant de suivre trois grands axes pour se remettre sur les rails.
L’annonce en cette fin de mois de juillet du système de reconnaissance faciale "d’État", AliceM (pour Authentification en ligne certifiée sur Mobile) s’inscrit dans la volonté affichée par l’État français de moderniser ses services publics. Ce combat pour une stratégie numérique nationale n’est d’ailleurs pas récent, le premier rapport (Rapport Théry) datant de 1994.
Malgré la succession de plans, d’annonces de projets et la mise en œuvre de plateformes en ligne, les études sur le niveau d'intégration du "numérique" par les pays classent régulièrement la France à un rang au mieux médian, souvent médiocre. La France est-elle réellement en retard et peut-elle retrouver son rang en matière de services publics numériques ? Notre pays fait des efforts mais reste pénalisé par une organisation administrative lourde et par l’absence, pendant plusieurs années, de la mise en œuvre des fondations d’une "stratégie numérique nationale".
Les 250 démarches les plus courantes seront dématérialisées d'ici 2022
Actuellement 67% des démarches administratives sont dématérialisées et 100% des 250 démarches administratives les plus utilisées devraient l’être d’ici 2022. 400 000 dossiers ont été déposés sur la plateforme demarches-simplifiees.fr, outil mis à disposition des collectivités et des administrations par l’État. 11 millions d’utilisateurs passent par France Connect pour effectuer des démarches en ligne.
Les annonces du Comité interministériel de la transformation publique (20 juin 2019), le lancement de l’Acte II de la transformation de l’Action Publique et les communiqués de la Direction Interministérielle des Systèmes d’Information de Communication de l’Etat (DINSINC) et de la Direction Interministérielle de la Transformation Publique (DITP) vont dans le sens d’un "Etat start-up" et d’une révolution numérique à tous les échelons administratifs.
Une place médiocre pour la France au sein de l'Europe du numérique
Pourtant, dans le classement 2019 de la Commission Européenne de l'indice relatif à l'économie et à la société numériques (DESI), dévoilé le 14 juin dernier, la France progresse, par rapport à 2018 mais ne gagne qu’une place, pour se classer 15ème sur 28, derrière la Lituanie, l’Autriche, Malte, la Belgique, l’Espagne, l’Estonie, l’Irlande et le Luxembourg. Notre classement s’explique par une mauvaise connectivité du territoire, la "faible quantité de données pré-remplies dans les formulaires en ligne des services publics" (36% contre 58%) et le moindre recours à des services de santé en ligne comme les consultations (12% contre 18%) ou les ordonnances dématérialisées.
Internations.org classe la France en 35ème position sur les pays les plus connectés où il fait bon vivre en numérique. Les meilleurs élèves sont européens (Estonie, Finlande, Norvège, Danemark). Même si certains arguments sont discutables (sans doute une vengeance de quelques Brexiters) : difficulté à avoir un numéro mobile ou performance du THD, celui d’une administration en ligne complexe ou insuffisante nous pénalise (30ème place).
Les français approuvent la dématérialisation... quand elle est qualitative
Au delà de ces études, la perception des Français de ces changements est ambiguë : ils approuvent et souhaitent cette numérisation mais ils vivent la dématérialisation des démarches comme un appauvrissement des services publics sans qu’elle simplifie pour autant les processus. Ainsi, les 2000 formulaires Cerfa existent toujours, constitués à 80% d’informations redondantes ou déjà détenues par l’administration.
Pourtant, quand une administration s’investit dans une démarche en ligne cohérente et complète, comme par exemple l’administration fiscale, les usagers plébiscitent le résultat. A l’inverse, dans le secteur de la santé, les plateformes restent complexes ou sous utilisées, comme le Dossier Médical Partagé (DMP), alors que la dématérialisation des ordonnances médicales, contrairement à de nombreux pays, n’est toujours pas généralisée en France (34% des praticiens disent y recourir), obligeant les pharmaciens à scanner des millions de documents papier.
L'administration d’État et les collectivités territoriales compliquent l'harmonisation
Les causes de ce "mal français" sont pourtant bien connues. Certes, la France a une histoire et une organisation administrative ancienne que n’ont pas des pays comme l’Estonie qui a pu démarrer à zéro. Mais l’organisation de l’administration française en strates est sa principale difficulté : Etat, régions, départements, EPCI et communes avec des délégations de pouvoirs différentes. En outre, le système d’information de chaque collectivité territoriale s’est développé sans aucune mutualisation avec, dans chaque commune, un ratio d’environ un logiciel métier (voirie, petite enfance, bibliothèque, cantine, police municipale, cimetière…) par tranche de mille habitants !
Du côté de l’administration d’État, les acteurs du numérique sont nombreux et, d’une certaine façon, en concurrence. Si la DINSIC, rattachée au Premier Ministre, a les moyens les plus importants, la DILA (Direction de l’Information Légale et Administrative) garde la main sur service-public.fr, l’Imprimerie Nationale (IN Groupe) sur les titres dématérialisés et les services de confiance, en concurrence avec l’ANTS (Agence Nationale des Titres Sécurisés)…
La DITP rattachée elle aussi au Premier ministre a la charge de missions essentielles telles que le service "dites-le nous une fois" et est en charge de la "simplification des services" mais ne gère pas FranceConnect qui dépend de la DINSIC. La seconde raison du "retard digital français" a été l’absence ou plutôt le report régulier de mise en œuvre des éléments fondateurs d’une société numérique.
Une identité numérique à forte valeur probante est nécessaire
Une société numérique nécessite une identité numérique régalienne, pilier du vrai "Dites-le nous une fois". En Estonie, par exemple, l’Etat s’interdit de demander au citoyen deux fois des informations qu’il détient déjà. En France, la majorité des démarches nécessitent de s’identifier (nom, prénom, adresse, date et lieu de naissance, conjoint, enfants…) à de nombreuses reprises et de fournir des informations déjà détenues par l’administration ! Cette faiblesse, la mission "Dites-le nous une fois" a pour objectif de la contourner. Mais sans protocole unifié ni identité numérique, c’est une gageure.
En effet, la France, contrairement à de nombreux pays d’Europe du Nord, ne propose pas d’identité numérique aux citoyens. France Connect est un agrégateur d’identifiants normalisés (du type "Connect with Facebook") et, paradoxalement, l’enrichissement de cette approche et sa généralisation a retardé l’arrivée en France d’une véritable identité numérique.
AliceM, un projet controversé
Lancée en janvier 2018, une mission interministérielle chargée de conduire un programme d’identité numérique, prévoyait "l’ouverture de ce nouveau service rendu au public à la rentrée 2019". AliceM, présentée par le Ministère de l'Intérieur comme "la première solution d’identité numérique régalienne sécurisée" est déjà controversée et ne répond pas à toutes les attentes (nécessité de disposer d'un smartphone - pour l'instant Android, d'accepter la reconnaissance faciale par un algorithme biométrique, d'avoir un passeport biométrique).
Trois axes clé
Pour rappel, la carte estonienne est utilisable en ligne mais aussi au guichet, où le citoyen s’identifie avec un code, comme avec une carte de crédit, ce qui explique qu’elle est adoptée par 99% de la population (y compris hors des transactions Internet).
Il "suffirait" pourtant de prendre trois décisions structurantes pour que notre pays, qui compte par ailleurs des entreprises leaders au niveau mondial dans l’identité et la confiance numérique, retrouve rapidement son rang :
- obligation d’une identité numérique à forte valeur probante pour les Français et résidents, facteur majeur de simplification et de lutte contre la fraude ;
- interdiction faite à toute administration ou collectivité de demander au citoyen des informations qu’il a déjà fournies (clause à insérer dans toutes les commandes publiques d’applications) ;
- déploiement d’une plate-forme nationale d’échanges sécurisés, ouverte aux administrations, collectivités et entreprises, avec une architecture vertueuse ne doublonnant pas les données à caractère personnel et respectant donc le RGPD.
Simultanément, afin de prendre en compte le cas de tous les français peu à l’aise avec le numérique ou en situation difficile, dans la continuité des actions déjà esquissées, un "service public" d’accompagnement au numérique doit être imaginé (renforcement du Pass numérique, implication des acteurs tels que la Poste et les communes, aide aux associations spécialisées, …) créant ainsi des emplois non délocalisables.
Ces annonces doivent être portées au plus haut niveau en remettant en perspective notre souveraineté numérique. Si les démocraties européennes ne gèrent pas l’identité numérique de leurs citoyens, les GAFAM et BATX sauront s’en charger.